L'infirmité d'Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Reynière

selon le Docteur Cabanès


Héritier d'une lignée de richissimes financiers, fils de famille révolté, passionné de belles lettres et de bonne chère, Grimod de La Reynière, ex-avocat, ex-journaliste, ex-épicier, tiendra de 1803 à 1813 entre ses moignons d'infirme le sceptre de l'Empire gourmand. - Ned Rival

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Grimod de la Reynière


Le Docteur Cabanès relève dans la littérature médicale deux cas historiques de malformations des mains, le second étant celui du :

(…) « gastronome Grimod de la Reynière, dont un de ses contemporains a donné le portrait suivant, qui n'est pas précisément flatté.

Grimod de la Reynière appartenait à la race des palmipèdes : ses mains ressemblaient à des serres d'oiseau de proie; les quatre doigts étaient palmés et réunis en un seul, et leur extrémité était armée d'une griffe. Le pouce, beaucoup plus long et plus gros qu'un pouce ordinaire, portait aussi une griffe au lieu d'ongle. Ce pouce et ce quadruple doigt, dépourvus d'articulations et de mobilité, possédaient une force extraordinaire pour étreindre un objet à l'instar d'un étau. Les griffes monstrueuses dont ils étaient accompagnés auraient eu, au besoin, une action terrible pour déchirer et pour lacérer. Enfin, rien n'était plus hideux que l'aspect de cette difformité.

Pour pallier l'infirmité dont il était atteint, Grimod de la Reynière fut muni, on le sait, d'appareils prothétiques. Ces appareils existent encore; le Dr BOULANGER les a vus et touchés. Ils sont dans un remarquable état de conservation, sans autres dommages que ceux causés par l'usage et ceux dus à l'action du temps.
On s'étonnera peut-être de leur existence actuelle, et peut-être aussi trouvera-t-on surprenant qu'ils n'aient pas accompagné dans la mort celui de qui, dans la vie, ils firent, en quelque sorte, partie intégrante. Peut-être en fut-il ainsi, et les appareils que notre confrère a eus en mains sont-ils des appareils de rechange. Quoi qu'il en soit, ces appareils ont été portés et présentent des marques non douteuses d'un long usage, d'usure même; et, d'ailleurs, en raison de leur provenance, ils sont d'une indiscutable authenticité.
La construction de ces appareils a permis au Dr L. Boulanger de faire rétrospectivement le diagnostic exact de l'infirmité de Grimod de la Reynière. Voici comment s'exprime notre confrère :

On l'a attribuée à une malformation congénitale : c'est l'opinion la plus accréditée, et dans cet ordre d'idées, on parle surtout de doigts palmés et de syndactylie; on a dit aussi qu'elle résultait d'une mutilisation acquise, accidentelle, due aux morsures d'un porc furieux. (Chronique médicale, juin 1923). Quelles que soient la cause et l'origine de cette infirmité, les dispositions mécaniques des appareils portés par Grimod de la Reynière permettent d'affirmer qu'il était privé de doigts, de tous doigts.
L'hypothèse des doigts palmés, pas plus que celle de la syndactylie, ne peut être admise, parce que, dans l'un comme dans l'autre cas, les appareils en question n'auraient pas eu leur raison d'être, n'étant pas applicables. En effet, pour que Grimod de la Reynière ait pu ganter ces appareils, dont les doigts sont séparés, il aurait fallu que les siens propres le fussent également. Or, si la chirurgie de l'époque eût osé entreprendre et eût mené à bien la section de ponts cutanés, reliant deux ou plusieurs doigts entre eux, aurait-elle eu l'audace et la bonne fortune de libérer des doigts réunis par une soudure osseuse ? Mais en l'admettant, pourquoi alors des appareils prothétiques, puisque Grimod de la Reynière aurait recouvert l'usage de ses doigts ? Dans le cas où une semblable opération n'eût pas eu le résultat espéré, et que l'adaptation d'appareils de prothèse n'aurait pu être reconnue nécessaire, ceux dont la description précède n'auraient pu être appliqués, parce que les charnières métalliques, situées au niveau des articulations métacarpo-phalangiennes, ainsi qu'on le voit très bien, remplissent tout le calibre des étuis qui représentent les doigts et barrent le passage de ces tubes métalliques dans lequel, au surplus, des doigts naturels, aussi malformés qu'on veuille les supposer, n'auraient pu s'insinuer, en raison de la courbure fixe due à la demi-flexion des phalanges les unes sur les autres et à leur inextensibilité.
On ne peut s'arrêter à l'hypothèse que Grimod de la Reynière ait été désarticulé de ses dix doigts, même malformés : la pensée recule devant l'idée d'un aussi cruel sacrifice, inutile et inepte; des doigts, même malformés, rendent, on le sait, encore plus et de meilleurs services que le plus parfait des appareils prothétiques.
Quant à la cause accidentelle de l'infirmité de Grimod de la Reynière, - les morsures du porc furieux, qui en aurait été la cause, - elle apparaît comme tout à fait invraisemblable. Ces morsures auraient désarticulé les dix doigts ? Accident bien étrange, aux conséquences plus étranges encore, et vraiment tout à fait inadmissible.
En dernière analyse, il faut conclure que Grimod de la Reynière est né sans doigts, n'ayant, comme partie terminale de ses membres supérieurs, que des moignons métacarpiens, avec intégrité de l'articulation du poignet. (...) »

 


 

BIBLIOGRAPHIE