Cuiller & cuillère

Richard Bit
Mise en ligne 6 février 2002


Nous ne saurions jamais assez remercier M. Ménage qui nous a aimablement permis de profiter de l'abondante documentation du Musée de la Gourmandise.

Introduction

Dès le Néolithique, l'homme mangea des céréales crues ou grillées que l'on ne tarda pas à écraser pour en faire la farine qui servira à la confection de bouillies.
Dans bien des cas, la bouillie était l'élément de base (sinon le seul) de l'alimentation de nombre de peuples et complétait providentiellement l'alimentation carnée lorsque celle-ci faisait défaut.
Le Moyen Âge donna le nom de potage à tous les aliments qui étaient cuits à l'eau dans un pot. Ces potages furent ensuite épaissis avec des soupes (tranches de pain que l'on trempait dedans) puis enrichis de légumes et parfois de viandes ou de poissons.

Ce long préambule pour en arriver au fait que la cuiller était devenu un instrument indispensable (et souvent personnel) soit pour distribuer et consommer cette nourriture liquide soit pour la remuer dans les récipients lors de sa cuisson.

Parmi la célèbre trilogie de notre culture alimentaire que sont le couteau, la fourchette et la cuiller, c'est cette dernière que nous allons plus précisément étudier.

La cuiller est certainement avec le couteau, un des plus anciens ustensiles que nous avons coutume d'appeler aujourd'hui sous le nom de couverts. Rappelons, que pour sa part, la fourchette s'implanta surtout à partir du XVIe mais encore au XVIIe s., elle était essentiellement un objet de luxe.

Couverts

Si actuellement « mettre le couvert » est devenu synonyme de « dresser la table », cette expression remonte cependant au XVe s. À cette époque, quand on recevait des hôtes à diner, les plats et les mets, disposés sur la table ou sur le dressoir, étaient recouverts d'une grande serviette blanche. On voulait ainsi montrer aux invités que toutes les précautions avaient été prises pour éviter tout risque d'empoisonnement.
Le couvert désignait aussi l'emplacement du convive à table et, par la suite, le repas lui-même; d'où l'expression « avoir son couvert mis chez quelqu'un ». Ensuite, il désigna tout ce qui recouvre la table, pour être limité au XVIIIe au trio couteau-fourchette-cuiller.

Définitions de la cuiller

Origine étymologique :

Le mot cuiller vient du latin 1 cochlearium qui signifie escargot car à l'origine, la cuiller (dont l'extrémité était pointue) servait à dénicher les escargots dans leur coquille (ou à manger des huitres).


Définition :

La cuiller, ou cuillère 2, est un ustensile de table, composé d'un manche (ou tige) et d'une partie creuse (cuilleron) destiné à puiser les aliments liquides ou peu consistants.

 

Les principaux types de cuillers actuels sont les suivants:

1. à bouche
2. à dessert
3. à café
4. à sel
5. à œuf
6. à moutarde
7. à sucre
8. à sauce

cuillerafghan

Cuillère afghane

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Cuillère Eskimos

Notons que dans le langage courant, la dénomination des cuillers est donnée selon la taille : cuiller à soupe ou à bouche (la plus grande, dont la contenance est de 15 centim. cubes d'eau), cuiller à dessert ou à entremets (10 centim. cubes), cuiller à café (5 centim. cubes).

Historique

Comme la fabrication artisanale de la cuiller a duré jusqu'à une époque fort tardive (de même que pour les deux autres couverts), on ne pourra, en matière de datation, se baser que sur les grandes tendances et la mode de l'époque. Malheureusement, comme beaucoup de cuillers étaient fabriquées en bois, il est assez exceptionnel d'en trouver en cours de fouilles si ce n'est dans des circonstances tout à fait particulières (grottes, marécages, puits, tourbières....)
Facile à réaliser dans des matériaux comme le bois, la corne ou l'ivoire, elle faisait souvent partie de l'équipement personnel que l'on emportait partout.
Nous nous bornerons à ébaucher un bref survol de la forme générale de la cuiller sans entrer dans le détail de la décoration, de son utilisation ou de sa symbolique.

a) Préhistoire

S'il parait évident qu'à l'aube de l'humanité nos ancêtres ont mangé avec leurs doigts, la nécessité de s'abreuver a dû tôt ou tard les obliger à utiliser la main disposée en forme de concavité plutôt que de boire directement à la bouche (ce qui ne devait pas toujours être chose aisée). De là à penser que la cuiller soit une imitation en réduction du bras et de la main, il n'y a qu'un pas…!
Si les premiers hommes habitant le bord de la mer devaient trouver pratique d'utiliser les coquillages en guise de cuiller, les autres ont dû se rabattre sur des coquilles d'animaux ou de fruits avant de penser à manufacturer des objets dans le bois, la corne, l'os ou la terre.
La sédentarisation de l'homme et notamment la culture céréalière lui ont permis de diversifier son alimentation et, chemin faisant, la découverte des soupes a développé le besoin d'utiliser des instruments pour distribuer cette nouriture liquide et la porter à la bouche.

Certaines cuillers en bois nous révèlent des détails intéressants, telles celles trouvées dans le site néolithique de Charavines où l'on remarque une usure, par frottement, sur les bords gauches. Les utilisateurs étaient donc droitiers et la courbure de certains manches permettrait d'évaluer la hauteur et éventuellement la forme du fond du récipient pour lequel elles étaient utilisées.

Les schémas ci-contre nous montrent les différentes adaptations de la forme du cuilleron et du manche en fonction de l'inclinaison du fond et de la hauteur du récipient.

De haut en bas : louche (cuilleron hémisphérique), cuillères à ragout (cuilleron ovoïde ou triangulaire), à g.: cuillère à sauce (cuilleron circulaire méplat) - à dr.: cuillère à dresser (cuilleron ovoïde perpendiculaire au manche) - Raymond Lecoq dans Les Objets de la vie domestique, Ed. Berger-Levrault.

cuillerons

b) L'âge des métaux

Jusquà présent, les découvertes de cuillers en métal sont peu nombreuses ; on a surtout mis au jour des cuillères en terre cuite et en bois (voir une cuillère celtique d'une longueur de 17 cm. au cabinet des Médailles à Paris).

c) Epoque romaine

À cette époque, les cuillers présentent la particularité d'avoir le cuilleron situé au-dessous du manche (d'où la dénomination anglaise de "keel and disk").
Après l'époque romaine, il n'y avait en Europe presqu'exclusivement que des cuillers en bois (spoon en anglais = copeau, lamelle).
C'est surtout au cours du Moyen Âge qu'apparaissent en quantité importante les cuillers en métal.

d) XIII-XIVe siècles

Souvent court, le manche (7 à 8 cm) était de section ronde ou hexagonale et se terminait de manière très effilée à l'extrémité, pour évoluer ensuite vers une forme en bouton plus ou moins orné. Le manche était souvent plus gros à hauteur du cuilleron.

e) XIVe siècle

Vers 1300, les pièces les plus anciennes étaient découpées dans des plaques de cuivre et martelées. Le cuilleron était rond; la branche était mince et plate avec un petit bouton en forme de pinacle.
L'instrument de table était tellement rare que souvent les invités se munissaient de leur « étui de table » contenant les couverts.

f) XIV-XVe siècles

Les aliments plus liquides étaient versés dans une écuelle généralement partagée par deux convives. On se servait de couteaux et de cuillers même si les inventaires de la vaisselle des rois de France et des ducs de Bourgogne (au XIVe et XVe s.) font état de fourchettes (il est précisé que ces dernières servent à manger des mures !)

cuiller15e

Cuillère allemande, XVe s.

Du XIVe au XVe s., la tige en coupe de losange et cuilleron en forme de figue seraient d'origine française. Les cuillers des « Apôtres » remontent au XVe, elles étaient offertes par le parrain à son filleul.
La tige courte et le cuilleron profond seraient flamands alors que les cuillers de poing du XVe s., à branche courte partiellement triangulaire couronnée d'un couple d'amoureux ou de la Madone, seraient allemandes.

Jusqu'au XVe s., on mangera avec les doigts car les couverts fabriqués en série n'existaient pas et leur prix n'était pas abordable pour le commun des mortels. Les couverts étaient souvent individuels et on les emportaient avec soi lors de ses déplacements. Ce n'est qu'au XVI s. que les couverts seront fabriqués à la douzaine. La grande mode des ménagères comprenant jusqu'à 150 pièces ne verra le jour qu'en 1850.

 

g) XVIe siècle

Dès le XVIe s., le manche des cuillers s'allonge, tandis que la partie creuse devient plus ovale et moins profonde. L'extrémité du manche est souvent décorée.
À partir du XVIe s., on trouve aux Pays-Bas et en Allemagne beaucoup de cuillers importées d'Angleterre. On note également l'apparition des « outils de tables » qui font office de cuiller et de fourchette.

h) XVIIe siècle

À partir du XVIIe s., les écuelles disparaissent et l'on assiste à l'apparition des assiettes qui remplacent les tranchoirs.
C'est le siècle de l'innovation car il inventera le manche avec spatule terminale. La section du manche n'est plus hexagonale ou cylindrique et il s'applatit vers le tiers supérieur en perdant toute cambrure. Le cuilleron s'ovalise de plus en plus.

La cuillère est faite à la main et est composée de deux pièces soudées. La soudure à la base du cuilleron est souvent dissimulée par un fin ornement allongé appelé « queue de rat ». Le manche semble se continuer sur le dos du cuilleron par une languette triangulaire.

À la cour de Louis XIV, on mangeait encore souvent avec ses doigts et chaque convive puisait dans le plat avec sa cuiller pour prendre du potage.
À la Renaissance et pendant la période baroque, les cuillers sont décorées de têtes d'hommes, animaux, créatures mythologiques et blasons.
L'homme modeste se sert d'une cuiller en étain ou de bois. En Hollande, elles sont à tige droite et cuilleron rond.

Cuillère à queue de rat, étain, France, XVIIe s. Coll. BMG  

cuiller-queue-rat


i) XVIIIe siècle

Après 1700, la tige est plate et se termine en "pied de biche".
Les cuillers d'apôtres et de celles de naissance apparaissent.
La consommation du thé, du café et du chocolat donne lieu à la création de nouveaux types de cuillers.

j) XIXe siècle

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Cuillère Napoléon III, nacre.

On voit apparaître d'autres accessoires : cuillers à liqueur, à légumes, à pommes-de-terre, pudding, olives, ragoût, à saupoudrer le sucre…

Le début de la production de masse donne lieu à des ustensiles moins élitaires.

 

Ci-contre, de haut en bas : cuillers à servir, à compote, à ragoût, à sauce, Catalogue Boulanger, 1905

differ-cuillers

Lorsque les cuillers sont en fer, elles sont toujours réalisées d'une pièce : c'est-à-dire que le cuilleron fait corps avec le manche. Elles peuvent être forgées dans le même lopin de fer ou réunies par une soudure à chaud. Quand le manche est rivé, il s'agit souvent de pièces médiocres ou de réparations.

Le matériau de base est le maillechort (alliage de cuivre, nickel et zinc) qui est utilisé sous forme de tôle. Elle est d'abord emboutie par pression (jusqu'à 600 tonnes), puis découpée selon la forme désirée. On obtient ainsi un rectangle de métal plat, sans relief que l'on fait passer dans une presse mécanique (pression de 100 à 400 tonnes) où il est pris en sandwich entre une matrice en acier. Il sera ensuite rogné, détouré, meulé, poliargenté.
Dans une niche, sur un nid de charbon, un artisan soude (800°) les grands cuillerons à leurs manches. Pour l'argenture, on fait appel à l'électrolyse : les couverts sont plongés dans un bain de cyanure et d'argent qui va fixer, sur le maillechort, l'argent déposé dans les paniers. La couche d'argent est généralement de 30 microns.

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Cuillère à olives, fer forgé, début XIXe s. Coll. BMG

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Cuillère à gras et maigre, métal argenté, fin XIXe s. Coll. BMG

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Cuillères à absinthe, métal nickelé, XIXe s. Coll. BMG

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Fourchette-cuillère de réception, métal inaltérable 18/10, Debergh, 1999. Coll. BMG


 

NOTES

[1] Les Romains, qui ignoraient la soupe, utilisaient la cuiller pour déguster des œufs, d'où la référence à la coquille de l'œuf. Parmi d'autres utilisations, la cuiller servait à délayer les onguents en Egypte. – retour au texte

[2] Émile Littré signale son son Dictionnaire : CUILLER, ou, suivant l'orthographe de quelques-uns, dit l'Académie, CUILLÈRE (kui-llê-r', ll mouillées, et non kui-yê-r ; la prononciation est la même pour les deux orthographes, bien que, pour la première, quelques-uns disent kui-llé ; ce qui est une prononciation tombant en désuétude. Henri IV ayant dit à Malherbe qu'il fallait prononcer cuiller, et le faire faire masculin, Malherbe répondit que, tout puissant qu'était le roi, il ne ferait pas qu'on dît ainsi en deçà de la Loire. D'autre part Ménage remarque que le petit peuple de Paris prononce cueillé, la cueillé du pot, et que les honnêtes bourgeois y disent cueillère ; l'usage a aussi écarté la prononciation cueillère) s. f. – retour au texte

 


 

BIBLIOGRAPHIE

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