Nous avons la nourriture que nous méritons

Marc van Dinther
in le quotidien néerlandais De Volkskrant, 26 avril 2003
Traduction, Eddie Niesten et Nicole Hanot. Illustration BMG
Mise en ligne 28/10/2003

 


Mieux vaut qualité que bon marché

La peste aviaire nous confronte à nouveau aux conséquences de la production animale intensive actuelle. Mais le consommateur s'intéresse-t-il réellement à l'origine de ce qu'il mange chaque jour ?

Le mode de distribution de la viande s'est complètement modifié. Jadis, le boucher devait vendre toute la bête. Voilà pourquoi le steak était bon marché le samedi, les carbonades le mardi et pourquoi le restant était moulu le jour suivant.

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Aujourd'hui, le marché est international. Les steaks hollandais sont exportés vers la Russie, la Suède, la Finlande, ou même vers l'Egypte. Les chaines commerciales hollandaises importent à leur tour de la viande provenante d'Irlande ou d''Argentine.
De même pour les légumes ou les fruits. Le magasin biologique n'échappe pas à cette globalisation et vend des princesses d'Egypte et des mangues brésiliennes. 100 % biologiques, bien sûr !

Dans ce carroussel qui s'emballe, il est de plus en plus difficile de connaitre le responsable de ce qu'on mange. Est-ce le fermier, la chaine intermédiaire ou le consommateur lui-même - qui décide d'acheter ou de ne pas acheter ?
Les partenaires du marché alimentaire jouent le jeu de la coopération, de la compétition, ou des deux à la fois. Néanmoins, ces derniers temps, le supermarché semble prendre le dessus, le secteur primaire étant le grand perdant.
La concentration et l'élargissement d'échelle [de taille des firmes] sont également bien évidentes dans le secteur alimentaire. Fusions, acquisitions d'entreprises et disparition de marques en sont les conséquences. Les supermarchés possèdent déjà une longue expérience dans ce domaine, ce qui les avantage considérablement. Il y a quelques années, le producteur avait le choix entre 10 chaines de supermarchés; aujourd'hui entre 4. Cette évolution est la conséquence d'une compétition exacerbée.
Dans les années '80, la chaine Albert Heijn décida de n'acheter que de la viande bovine irlandaise. Cette décision fut prise en fonction de critères « qualitatifs ». Le motif avoué était fondé dans une certaine mesure : la Hollande possèdant surtout des vaches laitières, abattues à des âges différents, la qualité de la viande bovine pouvait varier sensiblement.

 

Le rôle du supermarché

Mais Albert Heijn « émigra » vers l'Irlande pour une autre raison : la chaine était devenue trop grande pour la Hollande. Dès que la bruit courut que Heyn voulait acheter du steak pour une vente « extraordinaire », les prix montèrent de façon inouïe. Le producteur décida des prix, constatait le "unitmanager" John Valster.
En Irlande, la chaine conclut des accords avec les grands fournisseurs. Albert Heijn achète les steaks, le reste de la viande est destiné aux McDonalds qui la transforment en hamburgers. Plutôt la suite des exigences qualitatives des deux acheteurs qu'un processus bien étudié, selon Valster. Aujourd'hui la plupart des supermarchés hollandais achètent leur viande à l'étranger et les abattoirs hollandais ont dû se consacrer à nouveau à l'exportation.

Jeu normal de la compétition, pourrait-on dire. Mais il existe une différence notable de contrôle, plus strict en Hollande, ce qui met les producteurs hollandais dans une position de concurrence défavorable. Selon Thijs Cuijpers, représentant de l'organisation agricole LTO-Nederland, le fermier hollandais est de plus en plus rappelé chaque jour à sa « responsabilité sociale ».
Pas de problème, si on faisait de même pour les grandes surfaces…
Le seul but du supermarché est de maximaliser les profits, c'est à dire d'obtenir les prix d'achat les plus bas. Le dupe de l'histoire, c'est le producteur… Tenté de produire le moins cher possible, le fermier se trouve dans une situation difficile, ce qui provoque des scandales comme ceux de la dioxine ou des hormones.

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Logo de l'exposition Suivez le Bœuf au Musée de la Gourmandise, 2003.

De plus, il n'y a pas de lien direct entre le producteur et le consommateur hollandais, ce qui provoque une dépendance presque complète du producteur vis-à-vis du supermarché. Le « supercapitalisme international » provoque même la disparition de certaines cultures. Le consommateur est finalement confronté à une production de masse et à des possibilités de choix réduites.
Du côté des supermarchés, on fait remarquer que cette manière de voir est beaucoup trop simpliste et que c'est le consommateur qui décide finalement du marché. Selon Valster, Albert Heijn est forcé de suivre les désirs du consommateur. C'est le consommateur qui gagne dans ce système. Dans la situation inverse, les producteurs sont plus puissants que les supermarchés et ce sont eux qui décident. Avec pour conséquences plus de production de masse, plus d'homogénéité et moins de choix pour le consommateur. Nous cherchons toujours des produits nouveaux.

 

Le marché décide

Cet argument est soutenu par un organisme neutre, c'est à dire l'Association hollandaise des Consommateurs. Elle affirme que les supermarchés jouent un rôle prédominant mais que les possibilités de choix restent néanmoins intactes. Selon cette association, le consommateur peut toujours opter pour la concurrence, c'est lui qui fait le choix.
Hans Dagevos, chercheur au sein du LEI (Institut Agro-Economique), relativise cet argument : Le supermarché décide de l'offre et ainsi des possibilités de choix, dit-il. Les supermarchés préfèrent présenter le consommateur comme l'ultime pouvoir. Ce n'est pas le cas : on part d'un choix présélectionné par eux. Les publicités, propositions et ristournes des grandes surfaces tentent d'influencer les consommateurs, pour en arriver à dire : C'est bien le consommateur qui décide.
Des tas d'exemples : le supermarché nous dicte ce qu'on mange à l'occasion de Pâques, comme (encore plus frappant) ce qu'un quart des ménages utilise comme produits de base pour préparer le repas journalier.
Le pouvoir qui domine notre alimentation se concentre de plus en plus dans quelques grandes entreprises. Cette situation influence profondément notre société de consommation. Selon Dagevos, un débat s'impose d'urgence, mais on l'attend en vain jusqu'à présent.

D'après Marcel Temminghoff, collaborateur d'un bureau de marketing, la situation actuelle est le résultat d'une combinaison de plusieurs facteurs. Dans ce contexte, les supermarchés sont bien organisés, les consommateurs ne le sont pas.
Les supermarchés savent très bien que le consommateur peut être facilement influencé. L'exemple des repas pour le four à micro-ondes est remarquable. Au début, personne n'en voulait mais lorsque que l'offre fut généralisée, les consommateurs s'en sont très vite accommodés. Le supermarché le sent d'avance.
Ceci n'empêche pas qu'on se trompe régulièrement, affirme Temminghoff. Dans les années '80, un premier essai de lancement de repas « tout prêts » a complêtement échoué. La vente de poisson frais et de nourriture fraiche pour animaux a connu le même sort. Le pouvoir des supermarchés est grand, mais ils ne peuvent pas réellement gérer la demande.

 

L'œuf ou le poulet

La question demeure : qui est capable de faire ça ?
Et elle est fort importante puisqu'il existe une consommation socialement désirée. Et elle se pose de manière imminente avec la crise de la peste aviaire. À nouveau, le public fait honte à l'industrie bio pour sa façon de traiter des animaux comme du matériel de production. Le ministre annonce que le secteur doit respecter davantage les droits de l'animal, mais qui va payer ce changement de cap ?
Les autorités se tournent vers le secteur, mais les éleveurs à leur tour montrent du doigt les supermarchés qui importent des poulets à bon marché de Thaïlande et d'Amérique du Sud.
Les supermarchés se réfèrent au consommateur qui exige la pièce de viande la meilleure marché. Et le consommateur se retourne vers les autorités tenues de garantir la qualité de la viande sous tous ses aspects.
Qui devra rompre ce cercle vicieux?
L'autorité publique est limitée. Au sein de l'Europe, on peut se mettre d'accord sur la compensation attribuée aux fermiers respectueux de l'environnement, sur les exigences de bien-être des animaux ou sur l'emploi des produits chimiques dans ce secteur. La concurrence loyale entre agriculteurs européens est ainsi garantie, mais l'autorité publique ne peut pas empêcher les grandes surfaces d'aller chercher leurs poulets en Thaïlande et leurs lapins en Chine. Cette mondialisation ne fera qu'augmenter dans les années qui viennent. Dans la tendance vers la libéralisation du marché mondial, le bien-être animal ne joue aucun rôle. L'éleveur qui opte pour plus de bien-être devra vendre ses poulets plus chers et espérer que le supermarché voudra bien les écouler, et le consommateur les acheter.
Il n'y a pas de raison qu'un éleveur n'entretienne pas ses animaux en respectant le bien-être animal, s'il peut gagner sa vie. La même observation est valable pour le supermarché qui se dirigerait immédiatement vers une production biologique si le consommateur le demandait. Mais il doit attendre ce client qui, à la fin, se voit confronté à son propre reproche contre l'industrie bio.

 

La bouffe à bon marché

On doit avouer que les supermarchés ne furent pas les premiers à informer le consommateur de ce que le poulet actuel est un monstre à peine capable de se tenir debout sous le poids de sa propre chair.
Ça devrait changer, estime Schipaanboord, de l'association des consommateurs. Nous voulons que le supermarché montre toute la chaine au consommateur pour que celui-ci puisse faire un choix conscient. Mais cette démarche changerait-elle beaucoup de choses ? Plusieures enquêtes ont déjà démontré que le consommateur est bien disposé à payer pour des produits générés dans des conditions acceptables ce qui concerne le bien-être animal.
Un peu partout se trouvent des bouchers spécialisés, qui attirent l'attention de chacun chaque fois que se produit une crise dans le secteur de la viande. Leur chiffre d'affaires, néanmoins, ne représente presque rien dans le total du secteur.
La conclusion qui s'impose est que le consommateur n'est pas honnête : alors que sa main doite complète une enquête sur la viande biologique, sa main gauche remplit sa charrette avec de la viande à bon marché. Parce que seul le prix semble influencer notre consommation, et non pas le maintien du paysage, la solidarité avec nos agriculteurs ou le principe de la durabilité.
Le poulet biologique est deux fois plus cher que son collègue provenant de l'industrie bio. Ce qui donne en une fois une idée de la gravité de la situation dans ce dernier secteur.

L'argument financier n'est pas toujours valable pour chacun. Celui qui peut s'offrir des vacances d'hiver, une TV à écran méga et des Nikes, peut facilement acheter de la viande biologique. C'est plutôt une question de priorités, confirme Ter Veer (ancien parlementaire libéral-progressiste) Nous vivons dans des belles maisons mais notre nourriture ne nous intéresse pas. Mes concitoyens néerlandais me désenchantent à ce point là.

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Vache - œuvre du peintre belge Christian Otte exposée au Musée de la Gourmandise en 1997

Le ministre voudrait organiser un débat sur le comportement du consommateur parce que celui porte aussi une part de responsabilité. Et c'est le moment puisque le consommateur est plus puissant de ce qu'il se croit. Ce qui néanmoins ne vaut pas pour chacun de nous.
Les supermarchés jouent sur la demande réelle du consommateur. Si celui-ci veut de la salade déjà emballée, il l'aura. C'est une mauvaise nouvelle pour celui qui veut la salade en « nature ». Cette dernière deviendra très rapidement aussi chère que le caviar, mais le marché restera.

Notre conclusion est décevante et encourageante à la fois : nous avons la nourriture que nous méritons.

 


 

 

BIBLIOGRAPHIE.

  • Marc van Dinther in "De Volkskrant", 26 avril 2003
  • Eddie Niesten, Jan Raymaekers, Yves Segers, Lekker Dier!? Dierlijke productie en consumptie in de 19de en 20ste eeuw, CAG, Leuven, 2003 - traduction en français sous le titre Veau, vache, cochon, couvée - L'animal de boucherie : élevage et consommation au XIXe et XXe siècles