Causerie culinaire

Alexandre Dumas, 20 mai 1858
Mise en ligne 22 octobre 2012

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Chers lecteurs,

Je vois avec plaisir que ma réputation culinaire se répand et promet d'effacer bientôt ma réputation littéraire. Dieu soit loué ! je pourrai donc me vouer à un état honorable et léguer à mes enfants, au lieu de livres dont ils n'hériteraient que pour quinze ou vingt ans, des casseroles ou des marmites dont ils hériteront pour l'éternité et qu'ils pourront léguer à leurs descendants, comme je les leur aurai léguées à eux.

Or, comme il est probable qu'un jour ou l'autre je quitterai la plume pour la cuillère à pot, je ne suis point fâché de jeter d'avance les fondations du vrai monument de ma renommée. — Qui nous dit que Carême ne vivra pas plus longtemps qu'Horace, et Vatel, qui se coupa la gorge, que Lucain, qui s'ouvrit les veines?

Je vous annonce donc qu'aussitôt débarrassé — et ce ne sera pas long — de certains droits qu'ont encore certains éditeurs sur mes publications, je mettrai sous vos yeux un livre de cuisine pratique, à l'aide duquel, je le déclare, l'individu le plus ignorant en gastronomie pourra faire tout aussi bien que mon honorable ami Vuilleniot, actuellement au restaurant de France, place de la Madeleine, une Espagnole ou une Mirepoix.

Je reçois déjà des lettres de toutes les parties de la France, des lettres où l'on me consulte, qui sur le macaroni, qui sur la polenta, qui sur le caviar, qui sur les nids d'hirondelles.

Maintenant, vous me demandez, chers lecteurs, d'où vient mon goût pour la cuisine, et sous quel maître j'ai étudié la cuisine.

Mon goût pour la cuisine, comme celui de la poésie, me vient du ciel. L'un était destiné à me ruiner, — le goût de la poésie, bien entendu, — l'autre à m'enrichir : car je ne renonce pas à être riche un jour.

Quant au maître sous lequel j'ai étudié, comment voulez-vous que je vous dise cela, moi, éclectique par excellence? J'ai étudié sous tous les maîtres et particulièrement sous ce grand maître, que l'on appelle la nécessité.

Demandez à mes compagnons de voyage en Espagne, comment, pendant trois mois, je suis arrivé à leur faire manger de la salade sans huile et sans vinaigre; si bien qu'à leur retour en France, ils étaient dégoûtés de l'huile et du vinaigre. Ils VoUs le diront.

En outre, j'ai connu de grands praticiens : Grimod de la Reynjere, oncle de mon bon ami Dorset ; Brillat-Savarin, qui se survit, non pas comme magistrat, mais comme inventeur des omelettes aux laitances de carpes ; Courchamp, qui a laisse le meilleur Dictionnaire de cuisine qui existe, et qui n'a qu'Un malheur, c'est d'être trop spirituel, — je parle du Dictionnaire de cuisine, bien entendu.

La réputation de la Cuisinière bourgeoise a été faite par cette admirable bêtise :

Pour faire Un civet de lièvre, prenez un lièvre.

Je vous ai dit que j'allais partir pour la Grèce et l'Égypte, afin de visiter les lieux chantés par Homère et par Virgile, et le fleuve illustré par Sésostris et par Cambyse.

Il n'en est rien; je vais faire des recherches sur le brouet noir de Léonidas et sur les sangliers farcis de Cléopâtre.

J'ai beaucoup voyagé. Partout dans mes voyages, je me suis fait présenter aux cuisiniers habiles et aux gourmets reconnus , et si l'ai appris un peu de chimie, ce n'était point, comme on l'a cru, pour faire des recettes de poisons à l'usage de madame de Villefort, mais pour préparer scientifiquement certaines recettes nécessaires à la confection de certains plats.

Dès mon enfance, j'ai été chasseur et libre échangiste. Vous allez voir comment ces deux conditions ont fait de moi un cuisinier.

À partir de 1815, ma mère avait obtenu un bureau de tabac, et licence de vendre de la poudre et du plomb de chasse.

J'avais douze ans : de douze à quinze ans je fus braconnier ; à partir de l'âge de quinze ans je devins chasseur.

J'emplissais chez ma mère ma poudrière et mes sacs à plomb, et je partais, mon port d'armes en poche et mon fusil sur l'épaule.

J'étais quelquefois trois ou quatre jours sans revenir.

Comment vivais-je?

En troquant mes lièvres, mes lapins, mes perdrix et mes cailles contre du beurre, des œufs, du pain, du vin et des poulets.

Je n'avais pas, comme vous comprenez bien, un cuisinier à ma suite. J'entrais dans une maison de paysan ; je donnais au maître ou à la maîtresse de la maison une pièce de gibier quelconque et il me laissait faire ma cuisine.

Cuisine des plus primitives. Ma mère était pauvre et faisait sa cuisine elle-même ; mais elle était fille du maître d'hôtel du duc d'Orléans, le père de Philippe-Égalité, celui qui épousa madame de Montesson.

C'était un grand gourmand. Mon grand-père avait donc colligé quelques bonnes recettes dont avait hérité ma mère. Mais ce ne fut que plus tard et quand je réfléchis sur la cuisine, que ces recettes-là se présentèrent à mon esprit.

C'est pendant cette période, où je me livrai à la cuisine primitive, que je pus apprécier la supériorité du poulet rôti à la ficelle sur le poulet rôti à la broche.

Puis en science culinaire, comme en toute science, on doit beaucoup au hasard.

J'ai une façon de préparer le lapin qui n'appartient qu'à moi, et dont j'ai fait part en 1840 à Courchamp, en échange d'un autre secret gastronomique, et qui est due entièrement au hasard.

Je veux parler du lapin cuit dans sa peau.

Ecoutez bien ceci, chers lecteurs:

En 1835 ou 36, je voyageais sur la côte d'Afrique. Il s'agissait de traverser un bout de désert pour aller visiter l'amphithéâtre romain de Djem-Djem. Nous fîmes, avec nos guides, une halte à moitié chemin.

J'avais acheté un mouton six francs, et j'en avais fait cadeau à mes Arabes pour leur souper.

J'allais souper, moi, avec des œufs, un pilaw et des figues d'Inde, quand, en tournant les yeux vers les Arabes, je les vis préparer leur agneau d'une manière qui m'intéressa.

Ils l'avaient, avant tout, saigné au nom de Mahomet ; après quoi, sans le dépouiller, ils lui avaient ouvert le ventre, en avaient tiré les intestins, et, en y laissant le foie et les rognons, avaient introduit dans l'ouverture de la graisse, du sel, des aromates, du poivre, des figues et des raisins secs.

Après quoi ils lui avaient proprement recousu le ventre.

Pendant ce temps, d'autres avaient creusé un trou en terre, l'avaient garni de pierres plates, l'avaient bourré de branches sèches, et avaient mis le feu aux branches.

Les branches avaient formé un lit de braise.

Sur ce lit de braise mes Arabes couchèrent leur mouton et le recouvrirent de branches sèches auxquelles ils mirent le feu.

Ces branches sèches, au bout d'un instant, furent réduites en braise à leur tour.

Le mouton se trouva donc entre deux lits de braise, cuisant connue une châtaigne.

Cette cuisson produisit d'abord uue odeur de laine grillée assez désagréable, mais qui s'évapora bientôt pour faire place à un parfum de viande rôtie tellement succulent, que nous vîmes poindre à l'horizon huit ou dix chacals et deux ou rois (sic) hyènes attirés par cette délicieuse émanation.

Au bout d'une heure, mes Arabes jugèrent leur mouton arrivé à son degré de cuisson, et le tirèrent de son four.

On le plaça sur une longue feuille de bananier, et on le gratta comme un charcutier gratte le cochon qu'il vient de flamber.

À la place de cette première couche noircie et calcinée, apparut une seconde couche rissolée et rousse à ravir.

Au bout d'un instant, une sueur onctueuse et parfumée couvrait cette peau.

Mes Arabes me firent signe de m'asseoir avec eux ; ils m'invitaient à dîner.

J'acceptai. Leur mouton braisé me paraissait bien autrement succulent que mes œufs à la coque et ma poule au riz.

Chacun allongea les doigts, et, comme fait un oiseau piochant avec son bec, pinça et tira à lui son morceau de chair.

Les Arabes de 1835 ne connaissaient encore ni le couteau ni la fourchette.

Je dois dire que jamais je n'ai mangé agneau pareil. La farce du ventre surtout était une chose merveilleuse.

Les chacals et les hyènes poussaient des cris désespérés de voir une pareille pitance leur passer devant le museau.

La gourmandise l'emporta sur leur lâcheté naturelle. Ils s'approchèrent peu à peu et si bien, qu'ils se trouvèrent à la portée de ma carabine.

Deux chacals et une hyène y laissèrent leur peau.

Mais ceci n'est que le fait brutal.

À la suite du fait vient la réflexion.

Je me dis que ce mode de cuisson appliqué au lapin devait faire une chose excellente.

Dès 1836, j'en fis l'expérience.

Mon cher duc d'Orléans, ce pauvre prince tant regretté par moi, m'avait invité à aller passer un mois au camp de Compiègne.

J'avais accepté, à la condition de loger partout ailleurs qu'au château, afin de garder mon indépendance absolue et d'aller et venir comme je voudrais.

J'étais descendu à Compiègne à l'hôtel de la Cloche et de la Bouteille, chez Vuillemot et Morlière.

Puis de là j'avais fait prix avec la veuve d'un garde, habitant Saint-Corneille, et je m'étais établi au milieu de la forêt.

Mais si vite que j'eusse traversé Compiègne, si peu de temps que je fusse resté à la Cloche et à la Bouteille, j'y étais resté assez longtemps pour remarquer deux choses :

L'élégant emménagement de la cour intérieure de l'hôtel de la Cloche et de la Bouteille, et l'excellence de la cuisine de Vuillemot.

Je résolus de faire part à Vuillemot de mes souvenirs à l'endroit du mouton arabe et de faire avec lui un essai de ce mode de cuisson sur le lapin.

Eh bien, voilà ce que je puis vous offrir, chers lecteurs, comme résultat définitif de nos opérations.

Je ne vous dirai pas, comme dit du lièvre ma devancière, la Cuisinière bourgeoise : « Pour faire un lapin rôti dans sa peau, prenez un lapin. »

Non. Je vous dirai :

Pour faire un lapin rôti, dans sa peau, prenez un furet.

Prenez un furet : muselez-le, tendez votre bourse ou vos bourses devant le terrier ou les terriers, et quand votre lapin est boursé, rapportez-le tout vivant à la maison.

Entrez avec lui dans la cuisine, quelque répugnance qu'il manifeste pour la localité. Tirez-le de sa bourse par les pattes de derrière et donnez lui le coup du lapin (voir Arnal dans la Dame des chœurs).

Votre lapin assommé, ouvrez-lui immédiatement le ventre ; tirez-en le plus de sang que vous pourrez ; enlevez-lui le foie ; et avec ce foie, ce sang, une aile de poulet, deux ailes de perdreau, une truffe, un peu de chair à saucisses, de l'oignon, du persil, de l'ail et des épices, faites un hachis dans lequel vous introduirez un morceau de beurre salé et poivré.

Remettez le tout dans le ventre de votre lapin, de manière à ce qu'il simule, quel que soit son sexe, une femelle prête à mettre bas.

Pendez votre lapin au plafond par les pattes de derrière dans un endroit frais, sans être humide.

Laissez-le trente-six ou quarante-huit heures pendu, afin qu'il ait le temps de se parfumer.

Puis, dans sa peau, liez-le contre la broche et tournez-le comme vous feriez d'un lapin ordinaire, seulement sans l'arroser. Il s'amuse de l'intérieur à l'extérieur et naturellement, de lui-même.

Quand vous reconnaîtrez que le lapin est cuit, aux petites fusées de fumée qu'il lancera, tirez-le, ou plutôt détachez-le de la broche ; prenez-le de la main gauche par les pattes de derrière, et de la droite tirez un coup sec par la queue.

Il se dépouillera tout seul.

Servez sur un morceau de beurre frais manié de fines herbes.

Attendez les lapereaux, et faites-en l'essai.

Un autre jour je vous parlerai de l'omelette à la sauce tomates et des œufs brouillés au court bouillon d'écrevisses.

Aujourd'hui je vous dis: Allez manger de la langouste à l'américaine chez mon COLLABORATEUR Villemot.

Je vais vous faciliter la chose.

Prenez d'abord un AMi. Seul, on dîne mal ; en outre, on paye son dîner double. C4est, en matière de restaurant surtout, qu'est applicable cette maxime : Quand il y a pour un, il y a pour deux.

Je vais vous faire une carte de douze francs. Six francs pour chacun, c'est raisonnable ; le moka pur et le cognac fine champagne à part. Sur ces douze francs, il y aura vingt-cinq centimes pour le garçon, dont vous n'aurez pas besoin de vous préoccuper.

Allez-vous-en, avec votre Monte-Cristo, au restaurant de France, place de la Madeleine ; montrez la carte suivante, et dites que vous venez de ma part:

  Pain de Leroi et Masson.
  Une bouteille de Saint-Émilion.
  Potage Vuillemot.
Hors-d'œuvre : Crevettes, beurre, radis.
Entrée . . . . . . Poulet frit à la provençale.
Rôti . . . . . . . . Canneton de Rouen, sauce à la diable.
Entremets . . . . Langouste à l'américaine.
Riz à la créole
Dessert . . . . . Fraise et gervais

La présente n'étant à autre fin, chers lecteurs, je prie Dieu qu'il vous tienne en bon appétit, vous conserve en bon estomac, et vous garde de faire de la littérature.

Alexandre Dumas

 

 


 

BIBLIOGRAPHIE

Alexandre Dumas, « Causerie culinaire » dans Le Monte-Christo. Journal hebdomadaire de romans, d'histoire, de voyages et de poésie publié et rédigé par Alexandre Dumas seul, Troisième série, Tome III, Delavier, Paris, 1858, p. 73 à 75.