Dans la taverne des Vieux maîtres d'Émile Verhaeren

Nicole Hanot
Mise en ligne 27 octobre 2011.

 

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Photo G-A. Ménage


La Bibliothèque Chiroux-Croisiers, pour la Fureur de lire 2011, a invité restaurateurs et public de la Province de Liège à partager une promenade gastronomique et littéraire aussi surprenante que savoureuse dans divers restaurants. Le fil conducteur en était la rencontre entre auteurs, qui rivalisent de talent pour nous mettre l’eau à la bouche, et recettes de cuisine.

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Derniers préparatifs en cuisine, salle et atelier
Photos : à gauche G-A. Ménage, au centre G. Lamberigts, à droite J-Y. Méhagnoul.


La taverne du musée de la Gourmandise a organisé dans ce cadre, le vendredi 14 octobre à 19:00, une soirée thématique spéciale sur réservation et modifié son décor pour le rendre plus proche de celui qu'évoque le poète Émile Verhaeren (1855-1916) dans Les vieux maîtres :

Dans les bouges fumeux où pendent des jambons,
Des boudins bruns, des chandelles et des vessies,
Des grappes de poulets, des grappes de dindons,
D'énormes chapelets de volailles farcies,
Tachant de rose et blanc les coins du plafond noir,
En cercle, autour des mets entassés sur la table,
Qui saignent, la fourchette au flanc dans un tranchoir,
Tous ceux qu'auprès des brocs la goinfrerie attable,
Craesbeke, Brakenburgh, Teniers, Dusart, Brauwer,
Avec Steen, le plus gros, le plus ivrogne, au centre,
Sont réunis, menton gluant, gilet ouvert,
De rires plein la bouche et de lard plein le ventre.

Leurs commères, corps lourds où se bombent les chairs
Dans la nette blancheur des linges du corsage,
Leur versent à jets longs de superbes vins clairs,
Qu'un rai d'or du soleil égratigne au passage,
Avant d'incendier les panses des chaudrons.
Elles, ces folles, sont reines dans les godailles,
Que leurs amants, goulus d'amours et de jurons,
Mènent comme au beau temps des vieilles truandailles,
Tempes en eau, regards en feu, langue dehors,
Avec de grands hoquets, scandant les chansons grasses,
Des poings brandis au clair, des luttes corps à corps
Et des coups assénés à broyer leurs carcasses,
Tandis qu'elles, le sang toujours à fleur de peau,
La bouche ouverte aux chants, le gosier aux rasades,
Après des sauts de danse à fendre le carreau,
Des chocs de corps, des heurts de chair et des bourrades,
Des lèchements subis dans un étreignement,
Toutes moites d'ardeurs, tombent dépoitraillées.
Une odeur de mangeaille au lard, violemment,
Sort des mets découverts ; de larges écuellées
De jus fumant et gras, où trempent des rôtis,
Passant et repassant sous le nez des convives,
Excitent, d'heure en heure, à neuf, leurs appétits.

Dans la cuisine, on fait en hâte les lessives
De plats vidés et noirs qu'on rapporte chargés,
Des saucières d'étain collent du pied aux nappes,
Les dressoirs sont remplis et les celliers gorgés.

Tout autour de l'estrade, où rougeoient ces agapes,
Pendent à des crochets paniers, passoires, grils,
Casseroles, bougeoirs, briquets, cruches, gamelles ;
Dans un coin, deux magots exhibent leurs nombrils,
Et trônent, verre en main, sur deux tonnes jumelles ;
Et partout, à chaque angle ou relief, ici, là,
Au pommeau d'une porte, aux charnières d'armoire,
Au pilon des mortiers, aux hanaps de gala,
Sur le mur, à travers les trous de l'écumoire,
Partout, à droite, à gauche, au hasard des reflets,
Scintillent des clartés, des gouttes de lumière,
Dont l'énorme foyer - où des coqs, des poulets,
Rôtissent tout entiers sur l'ardente litière -
Asperge, avec le feu qui chauffe le festin,
Le décor monstrueux de ces grasses kermesses.

Nuits, jours, de l'aube au soir et du soir au matin,
Eux, les maîtres, ils les donnent aux ivrognesses.
La farce épaisse et large en rires, c'est la leur :
Elle se trousse là, grosse, cynique, obscène,
Regards flambants, corsage ouvert, la gorge en fleur,
La gaieté secouant les plis de sa bedaine.

Ce sont des bruits d'orgie et de rut qu'on entend
Grouiller, monter, siffler, de sourdine en crécelle,
Un vacarme de pots heurtés et se fendant,
Un entrechoquement de fers et de vaisselle,
Les uns, Brauwer et Steen, se coiffent de paniers,
Brakenburg cymbalise avec deux grands couvercles,
D'autres raclent les grils avec les tisonniers,
Affolés et hurlants, tous soûls, dansant en cercles,
Autour des ivres-morts, qui roulent, pieds en l'air.

Les plus vieux sont encor les plus goulus à boire,
Les plus lents à tomber, les plus goinfres de chair,
Ils grattent la marmite et sucent la bouilloire,
Jamais repus, jamais gavés, toujours vidant,
Leur nez luit de lécher le fond des casseroles.

D'autres encor font rendre un refrain discordant
Au crincrin, où l'archet s'épuise en cabrioles.
On vomit dans les coins ; des enfants gros et sains
Demandent à téter avant qu'on les endorme,
Et leurs mères, debout, suant entre les seins,
Bourrent leur bouche en rond de leur téton énorme.

Tout gloutonne à crever, hommes, femmes, petits ;
Un chien s'empiffre à droite, un chat mastique à gauche ;
C'est un déchaînement d'instincts et d'appétits,
De fureurs d'estomac, de ventre et de débauche,
Explosion de vie, où ces maîtres gourmands,
Trop vrais pour s'affadir dans les afféteries,
Campaient gaillardement leurs chevalets flamands
Et faisaient des chefs-d'oeuvre entre deux soûleries.


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Photos G. Lamberigts

Les braises du foyer qu'on ranime en un grand feu de bois, le plafond noir de fumée de la grande cheminée devant laquelle pendent nos jambons et saucissons au bout d'une couronne d'office, les reflets des bougies dans les vitrines et la collection de flacons apportant des clartés scintillantes, des gouttes de lumière, et une table surchargée de poulets, boudins, fromages, pains factices, et de courges diverses et authentiques nous semblaient un bon départ pour évoquer cette ancienne taverne où l'on se délecte sans scrupules d'un animal décrié mais si savoureux mentionné par Alexandre Dumas dans son Dictionnaire de cuisine :

« C'est le roi des animaux immondes, dit Grimod de la Reynière, dans l'éloge qu'il fait de cet animal ; c'est celui dont l'empire est le plus universel et les qualités les moins contestées.

Sans lui, point de lard, et par conséquent, point de cuisine ; sans lui, point de jambon, point de saucisson, point d'andouilles, point de boudins noirs, et par conséquent, point de charcutiers.

« Gras médecins, continue Grimod de la Reynière, en s'élevant jusqu'au style lyrique, vous condamnez le cochon et il est sous le rapport des indigestions l'un des plus beaux fleurons de votre couronne. »

Puis retombant au style familier :
« La cochonnaille, continue-t-il, est beaucoup meilleure à Troyes et à Lyon que partout ailleurs. Les cuisses et les épaules de cochon ont fait la fortune de deux villes : Mayence et Bayonne.

Tout est bon en lui ; par quel oubli coupable a-t-on pu faire de son nom une injure grossière ? »

 

L'entrée fit donc la fête à cette charcuterie que notre époque réduit généralement au jambon cuit et au saucisson.
Le bœuf offrit sa langue et le bouilli qu'on accompagne de moutarde à gros grains et de cornichons, le veau sa tête en tortue, la volaille son foie pour le pâté maison accompagné de sauce verte médiévale, et le porc ses oreilles, sa queue, son jambon cru en tranches, ses jambonneaux entiers, ses pieds en gelée, et aussi son sang pour le boudin, et encore des morceaux de cœur, d’épaule, de gros boyaux, de langue pour donner, cuits avec des pruneaux dans la peau de l'estomac, l'authentique bonèt d'Amay tandis que fines carottes entières, des blocs de concombre, des radis rouges, des ognons simplement épluchés compensaient par leur croquant et leur fraicheur la possible lourdeur des cochonnailles et la ferme texture des morceaux de pain gris à simplement beurrer.

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Photo G-A. Ménage

Avant cette entrée abondante où chacun se resservit à satiété, deux lectrices formées au PAC, Nadine et Dominique, avaient lu à tour de rôle Les mots et les mets de Raymond Devos, Repas de Guillaume Apollinaire, Voyages en gourmandise de Chantal Pelletier, La délicatesse de David Foenkinos, Chocolat amer de Laura Esquivel et Une gourmandise de Muriel Barbery.

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De gauche à droite : les lectrices Nadine Crespin et Dominique Henrotte - photo G. Lamberigts

Elles interprétèrent ensuite Chroniques de la haine ordinaire de Pierre Desproges, Les mers du Sud de Manuel Vasquez Montalban, La commedia des ratés de Tonino Benacquista et Le mec de la tombe d'à côté de Katarina Mazetti, ponctuant chaque passage de relai dans la parole d'un cristallin coup de sonnette de table.

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Pierre Leclercq en pleine improvisation - Photo G. Lamberigts

Pierre Leclercq, historien culinaire belge qui nous a offert La véritable histoire de la frite, spécialiste de Lancelot de Casteau et qui - appâté par la promesse de la réalisation d'une recette de ce maitre-cuisinier comme mets principal du repas - faisait partie des convives, a accepté l'invitation d'improviser sur le thème de la cuisine de la Renaissance et s'est taillé un beau succès.

Après la volaille en potage de Hongrie avec pignons, ognons émincés et pommes en quartiers, épicée au safran, au sucre, à la cannelle, à la muscade, accompagnée d'une salade d'épinards, de panais et d'herbes, et avant de parfaites cûtes peûres (poires cuites au vin), d'autres textes ont capté l'attention des convives : Le soleil des Scorta de Laurent Gaudé, La raison gourmande de Michel Onfray, Une vie merveilleuse de Laurie Colwin et encore un peu d'Une gourmandise de Muriel Barbery.

Un café et un petit morceau de moka ont clôturé cette soirée pendant laquelle nos bénévoles, en costumes d'époque réalisés par notre « atelier couture » d'après les modèles des personnages de Joos Goemare dans le Christ chez Marthe et Marie que l'on admire au musée de la Gourmandise, ont servi, desservi, resservi, et abreuvé selon les désirs de chacun…

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Montage photographique à partir de photos de G. Lamberigts et J-Y. Méhagnoul.

Restent de cette soirée unique, des photos, des souvenirs, des impressions...

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Photos de G-A. Ménage et (en haut, à droite) de G. Lamberigts.

...et des témoignages :

Félicitations encore pour la splendide soirée d'hier à la ferme castrale! Cette ribambelle de cochonnailles et de charcuteries (quel pâté!), ainsi que le poulet en potage de Hongrie digne du maître Lancelot, le tout épicé de la plus délectable des littératures nous ont réjouis au plus haut point. Et quel souci du détail jusque dans l'accoutrement de nos très chères Marthe et Marie!
Merci de consacrer votre temps au plaisir de vos convives.

Pierre Leclercq, 15 octobre 2011.

Visiblement, votre soirée du 14 fait couler beaucoup d’encre ! J’ai énormément de retours positifs et les lectrices en sont revenues véritablement ensorcelées (...) Je vous remercie déjà pour le chaleureux accueil que vous avez réservé aux convives ainsi que pour votre enthousiasme à avoir adhéré au projet. Bien à vous,

Bénédicte Dochain, Bibliothèque Chiroux-Croisiers, 18 octobre 2011.

Quel enchantement que cette soirée du 14 octobre 2011 à la Taverne « Al Rawète » de la ferme castrale d’Hermalle sous Huy !
Un cadre rustique et familial où, d’emblée, nous nous sentons à l’aise.
L’ambiance transpire le Moyen Age jusque dans les moindres détails : décor, vaisselle, cheminée ancienne où crépite joyeusement un (vrai) feu de bois, unique éclairage hormis les chandelles majestueuses qui garnissent les longues tables prêtes à recevoir convives et plats mystérieux…
Nos hôtes semblent sortis tout droit d’un tableau d’époque tant par le réalisme de leurs splendides parures (cousues maison !), que par leurs mouvements, tantôt feutrés et discrets, tantôt affairés dans un élégant ballet divinement orchestré.
La nourriture est abondante, particulièrement les « cochonnailles », et goûteuse à souhait…Les plats défilent gaiement  en une orgie de bonne chère, de légumes, de fruits, d’herbes inconnues, de sauces secrètes, …aux couleurs variées, mariant chaud et froid, salé et sucré, sans oublier le petit brin de mystère, relevant chaque met avec brio…
Dans cet antre presque irréel donnant l’illusion de faire un voyage hors du temps, seuls comptent la convivialité, la gourmandise, la bonne humeur, le goût des Mots, de l’Histoire, de la Culture.
Inutile de préciser que notre plaisir d’offrir nos textes à une telle assemblée attentive et passionnée, s’en trouva décuplée !
Sans fausse modestie, je pense pouvoir affirmer que nous n’avons jamais mis autant de passion, de joie, d’émotion, …dans ces lectures qui reçurent un accueil vivant et enthousiaste !
Ce fut une soirée réellement magique, en partie grâce au travail de géant réalisé par la fée du logis, une douce et frêle « grande » Dame qui nous a reçues, Nadine et moi, d’une manière tout à fait charmante…
Bref, du Bonheur à l’état pur !

Dominique Henrotte, 18 octobre 2011, à Stéphan PAQUET, Coordinateur animateur, Espace Ecrivain Public, PAC,
qui en conclut :

Décidément AL Rawète avait l'air d'être l'endroit où il fallait assister à la lecture.


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Nature morte aux bougies - photo G-A. Ménage

Avec nos sincères remerciements à l’équipe et aux photographes.